" Qu'est ce que vous voulez ? Quoi ? Mon histoire ? Arrêtez, je ne vois pas ce en quoi l'histoire d'un vieux lutin grincheux comme moi peut vous intéresser. Non, non et non. Pas la peine de faire votre mauvaise mine ou de me supplier. Vous me faites perdre mon temps !
Bon, mais c'est uniquement pour que vous cessiez de me rendre ridicule par vos gesticulations. Vous m'avez l'air du genre de ceux qui n'abandonnent jamais.

Moi, Lynuel, suis donc né il y a de cela près de soixante trois ans en la chênaie du Bois-Riant. Pas la peine, je ne vous dirai pas dans quel Royaume est sise cette chênaie, et quand bien, même, j'ai ouï dire que l'endroit avait été détruit il y a de cela un an.

Donc de parents Printanes tous deux, je devais être lié à un beau chêne que j'eus dû accompagner jusqu'à son centenaire, si les Muses m'avaient été favorables. Pas de chance, les Muses ont déserté l'Harmonde, et mon arbre fut frappé par la foudre deux jours avant ma naissance. Sans compliquer les choses, le trouble psychique engendré par la perte de celui qui devait être mon compagnon accéléra le processus de ma naissance au détriment de la santé de ma mère. Elle ne mourut pas en couches, mais mis une longue semaine d'hémorragie avant de décéder. Une bien longue semaine.
Doit on prendre cela pour un présage ? Le reste de ma vie suivit le funeste présage de ma naissance. Mon père me considéra toujours comme la raison de la perte de son aimée. Je n'avais rien fait, mais était exempt de tout droit. Sans arbre, je n'étais qu'un mort vivant, méprisé des siens et porte malheur. Inutile de dire que dés l'âge de dix printemps, je quittais la chênaie pour rejoindre le grand Harmonde.
Aujourd'hui, je crois pouvoir me targuer d'avoir arpenté les onze Royaumes et Bokkor elle-même. J'ai été mousse sur un navire boucanier, guerrier mercerin, voleur lorgolien et même Petit Chasseur. C'est d'ailleurs au cours de mon expérience dans la Confrérie du Minuscule que je fis la rencontre de celui qui allait changer ma vie. Malicène. Malicène se présenta comme un mentor. Sous son égide, je devins un Petit Chasseur rapide et agile. Je pus même posséder ma propre demeure dans un quartier sordide de Lorgol pendant deux ans, avant que les évènements de la croisade liturge ne me forcent à quitter la ville. Ce n'était pas grand chose, mais c'était ma demeure et aujourd'hui encore j'y repense avec nostalgie.
J'en étais là, à pleurer sur le bord d'une route, quand une ombre familière s'approcha de moi. Malicène, puisque c'était lui, me révéla son rôle dans la lutte ésotérique qui oppose les saisonins au Masque. Il fut le révélateur de ma Flamme, et fit de moi son envoyé.
Il me fallut près de quinze ans avant d'acquérir le statut convoité de porteur de Flamme. Quinze ans pendant lesquels je repris mes activités illicites, pour la juste cause cette fois. Combien de masquards ai-je combattus ? Combien de compagnies ai-je sauvées ? Rien qu'à y penser et mes rides se creusent.

Allons, il se fait tard, coupons à l'essentiel. Un beau soir d'automne, il y a dix ans, mandé pour révéler sa Flamme à une petite mijaurée humaine, je me hâtais vers Lorgol-la-Belle, quand je perçus des rires dans les bois. Apercevant alors sur les bas-côtés une roulotte ressemblant en tout point à celle que je devais rejoindre, je me glissais rapidement dans les sous-bois, et me retrouvais face à un spectacle affligeant : ma jeune humaine aux prises avec une demi-douzaine de pixies assoiffées de sang. La petite serait décédée si je n'avais su user d'une oeuvre de Décorum printannin pour que les branches des arbres morts déchirent les ailes des pixies.
C'est ainsi que je rencontrais Soelyne et les enfants de la caravane.
Je ne devais jamais revoir Malicène. Je ne sais pas pourquoi. Je suis bien ici. On me considère, et quelques fois, quand les rires fusent dans les roulottes, ou lorsque l'arthrite m'empêche de me lever et que Soelyne m'apporte une tisane, je me sens bien. J'espère mourir ici, entouré de mes amis et heureux.
Au fond de moi, je demande le pardon de mon arbre pour ne pas penser à lui en ces périodes de bonheur. Mais bon, je ne l'ai jamais vu ! "