Une jeune fille triste quitte la chaleur de son feu de camp pour se rapprocher de vous. Son visage presque enfantin laisse pourtant transparaître une vieillesse avant l'âge que trahissent ses yeux tristes. Sans montrer le moindre signe de gaieté à l'idée de parler à un étranger comme vous, ni la moindre haine, en fait sans émotion, la jeune fille commence à parler d'une voix empreinte de lassitude.

" Bien le bonjour, voyageur, et bienvenue à l'Adanunca. Je me nomme Soelyne et je suis la conductrice de cette caravane. Vos pas vous ont mené en ce lieu aussi je suppose que vous êtes un Inspiré. Comme moi. Je serai ravi de vous offrir la protection de mon toit le temps d'une soirée, pour parler du passé et esquisser le futur.

Cette caravane est le fruit des travaux de mon père, Megetto. Mon père était un tailleur de talent, je dirais même de génie. Il composait des robes sublimes pour les matriarches Carmes. Car mon père était un esclave, ayant commis l'erreur de naître mâle dans les Terres veuves. Son génie le fit conduire à la cours de la reine carme elle-même pour lui composer la plus belle robe de tous les temps, une robe composée de l'étoffe même des songes, ce doux tissu qui nous vêt tous de l'autre coté du songe. Une tâche impossible pour toute autre personne, mais Megetto fit son possible pour l'accomplir car la vie de sa femme était en jeu. La reine avait en effet ordonné la mort de celle-ci si le chef-d'oeuvre n'était pas accompli, arguant que "le mâle est paresseux et ne déploie ses ressources que pour protéger ce qui lui est cher". Quelles ressources dut déployer mon père pour accomplir le prodige. Il fit alliance avec un Tisseur de Cauchemar, une de ces créatures du Masque qui murmure aux rêveurs une fois la nuit tombée. Le Tisseur lui apporta les soieries oniriques, et mon père lui offrit son plus beau rêve. Après un mois de dur labeur, la robe était faite et la reine, subjuguée, accordait à mon père et à ma mère la liberté. Pour plaire à sa femme enceinte, mon père décida de la ramener chez elle, dans les contrées urguemandes, et confectionna une caravane aux couleurs vives et chatoyantes. Il y mit tout son coeur et ses meilleurs tissus. Il traversa ainsi le désert de Keshe, d'où était originaire la mère de ma mère et arriva en Urguemand, où je vis le jour.
Avec ma naissance, la malédiction du Tisseur de Cauchemar reprit le dessus. Mon père n'avait pas compris qu'en lui demandant son plus beau rêve, la créature perfide avait signifié qu'il voulait sa femme.
Ma mère mourut en couche, et ce fut mon père qui m'éleva. Fidèle a la mémoire de sa chère épouse, il m'apprit tout sur ses origines et ses coutumes. Il me fit sillonner le désert de Keshe et les baronnies urguemandes. Mon enfance fut bercée par le bonheur du voyage et par la tristesse de mon père. Je savais qu'il ne blâmait que lui-même, mais en moi, je me suis toujours demandée si l'on devait blâmer un antique pacte avec une créature des songes, ou la naissance d'un bébé affaibli par un si long voyage. Après douze années passées à m'éduquer, mon père rejoint sa femme dans l'au-delà. Ce fut fait sans pleurs, sans larmes. Au moment de mourir, un sourire de soulagement se peignait sur son visage. Pour la première fois de ma vie j'étais seule.
Avec ma petite roulotte, je repris donc la route. Dans les villages où je m'arrêtais, je gagnais ma vie en jouant de la musique, et en récitant des poésies. Difficile de vivre ainsi me direz vous, mais cela me réussit pendant une dizaine d'années. Je passerai cependant sous le silence certaines choses "illégales" que je dus faire par temps de disette. Disons que j'ai toujours été assez agile et que la nuit et les villes n'ont que peu de secrets pour moi.

Un jour d'automne cependant, alors que je me dirigeais vers Lorgol pour y passer l'hiver, je crus entendre une étrange musique dans les bois. Je quittais ma caravane et ma morosité pour atteindre la source de la mélodie et quelle ne fut pas ma surprise de voir un grand feu et une autre caravane. Au centre du cercle de roulottes, des enfants étaient en train de danser alors qu'au-dessus d'eux voletaient une dizaine de pixies. Les petits démons avaient ensorcelé les bambins et comptaient les faire danser jusqu'à la mort pour récupérer leur sueur et leurs ligaments. Je ne pouvais laisser faire cela. En grimpant à un arbre, je réussis à me servir d'une vieille tenture, récupérée dans ma roulotte, comme d'un filet avec lequel je précipitais quatre des automnins dans le feu. Avec ma dague j'en pourfendis l'un des derniers, mais les autres me firent tomber de ma branche.
J'aurais dû mourir ce jour là, si Lynuel ne m'avait sauvée. Lynuel me recherchait en effet depuis longtemps pour me révéler ma Flamme. Il avait trouvé ma roulotte abandonnée sur le coté de la route et comprit ce qui se passait. Aujourd'hui encore je ne sais de quel sort il se servit pour détruire les automnins. Quand je repris conscience, ses danseurs étaient à nouveau calmes et les cadavres des pixies finissaient de brûler. Les enfants somnolaient ivres de fatigue et de magie.
Lynuel me dit tout de la Flamme et de l'histoire secrète de l'Harmonde. Il devint également mon instructeur dans l'art de l'Emprise, la maîtrise des danseurs. Voilà maintenant dix ans que nous sommes ensembles. J'ai trente deux ans, et je viens d'achever mon apprentissage auprès de lui.
Je parcours toujours l'Harmonde, mais je ne suis plus seule. Lynuel est resté à mes cotés même si il se fait vieux. Les enfants que j'ai secourus cette nuit là sont devenus adultes et composent les membres de ma caravane. Il ne s'agit plus d'une seule roulotte, mais d'une dizaine de celles-ci, toutes parées de couleurs chamarrées comme les affectionnaient tant Mégetto. Nous recherchons d'autres enfants malheureux, ou orphelins et leur offrons une place parmi nous. Le soir nous jouons dans les villages des Royaumes. Je pourrais être heureuse, mais cela ne me suffit pas. Depuis la mort de mon père je me languis de quelque chose, quelque chose que je n'ai pas trouvée. Peut-être est ce là l'héritage de ma Flamme, peut-être est ce le fruit de mon histoire. Je ne sais. L'avenir seul le dira. Entre temps la route continue et elle est bien longue !"